• LE MONDE | 14.11.02 | 13h59

• MIS A JOUR LE 14.11.02 | 15h05

 

Le pacte de stabilité est-il stupide ?

 

En déclarant dans une interview donnée au Monde que le pacte de stabilité était "stupide", Romano Prodi a provoqué une crise dont la Commission, déjà fragile, se serait bien passée. Les petits pays y ont vu une capitulation devant les grands. Hommage du vice à la vertu, la France et l'Allemagne se sont elles aussi empressées de souligner qu'elles ne comptaient nullement le remettre en cause.

En voulant aménager le pacte, Prodi a revendiqué un pouvoir d'appréciation qui lui a été refusé : on ne veut pas d'un directeur de conscience qui vous absolve trop vite. Le problème n'est de fait pas tant de savoir si le pacte serait moins stupide s'il était géré par des gens intelligents que de s'entendre sur les fins auxquelles il est rapporté. Or il n'y a jamais eu un consensus de doctrine fort qui fixe ce que le pacte est censé accomplir.

Le premier point qu'il faut trancher explicitement est celui de savoir si l'on croit encore aux vertus de la politique économique pour combattre les récessions. Poussée à l'extrême, rien n'interdit une lecture des institutions européennes qui se traduirait par une formule : ni politique monétaire, ni politique budgétaire. Une autre lecture, tout à fait distincte, est pourtant possible, qui veut que le pacte soit utile non parce que la politique économique serait inutile mais parce que la politique monétaire est beaucoup plus efficace que la politique budgétaire : mieux vaut dès lors limiter celle-ci pour favoriser celle-là. C'est à ce titre que le FMI, qui s'est tout récemment invité au débat sur le pacte, a suggéré à la fois aux gouvernements concernés de le respecter et à la BCE de baisser ses taux. Le problème pourtant est que si la BCE ne partage pas cet avis (elle l'a d'ailleurs immédiatement fait savoir au Fonds), il est tentant pour les gouvernements d'inverser le raisonnement et de dire que face à l'inaction de celle-ci, la politique budgétaire doit être libre de ses mouvements...

Ce qui rend le débat difficile est que l'appréciation des effets des politiques économiques reste encore très ouverte. Alan Greenspan, le héros des années 1990 à qui la revalorisation du rôle de la politique monétaire doit beaucoup, joue en ce moment même son entrée dans l'histoire : rien n'assure que la récession américaine sera brève et sa politique efficace.

Du côté budgétaire, le Japon donne à voir un pays où les déficits cumulés ont créé une dette publique considérable, sans effet visible sur l'économie.

Au risque de forcer le consensus des économistes, il semble pourtant possible de préciser ce que doit être un bon "policy mix", qui se garde des excès du trop ou du trop peu. Eu égard à la politique budgétaire tout d'abord, l'essentiel est de faire jouer à plein les "stabilisateurs automatiques", à savoir la propension spontanée des déficits publics à augmenter en période de récession et à se réduire en période de croissance.

Eu égard à la politique monétaire ensuite, il est bon que les autorités se donnent un objectif d'inflation, mais à condition qu'il soit symétrique : la baisse de l'inflation en deçà d'une cible doit être considérée comme aussi dangereuse que sa hausse au-delà de celle-ci. Or ces deux principes simples, que d'aucuns considéreraient comme a minima, ne sont hélas pas à l'Suvre en Europe.

Les stabilisateurs automatiques tout d'abord ne sont pas pris en compte dans le calcul du seuil de 3 % de déficit ramené au PIB, fixé par le pacte, lequel ne tient nullement compte de la conjoncture. Si l'on raisonnait en termes de déficit "structurel", c'est-à-dire si l'on corrigeait le déficit des effets mécaniques du cycle économique, on serait peut-être étonné d'apprendre qu'il a non pas crû mais qu'il s'est réduit.

Les auteurs du traité ont certes pensé à la question, mais y ont donné une réponse étonnante : à Amsterdam puis à Barcelone, l'objectif requis n'a plus été de viser le déficit de 3 % initialement prévu par Maastricht mais un déficit de 0 % "en moyenne", qui permette de laisser glisser le déficit courant vers 3 % en cas de récession. Ce faisant, la logique qui présidait à Maastricht a été perdue.

UN TOUR DE VIS

En posant que le stock de dette ne devait pas excéder 60 % du PIB et que le déficit ne devrait pas excéder 3 %, on liait dans le traité de Maastricht deux chiffres à peu près cohérents. (Sous l'hypothèse d'une croissance nominale de 5 % l'an, un déficit de 3 % stabilise en effet une dette qui vaut 60 % du PIB.)

En faisant passer l'objectif budgétaire de 3 % à 0 %, on donne un tour de vis dont la logique est de faire tendre la dette publique vers zéro en moyenne, ce qui ne présente en soi aucun intérêt. Mieux eût valu s'entendre directement sur le déficit structurel, ce qui aurait aussi le mérite de pouvoir juger les gouvernements à leurs actes plutôt qu'à la conjoncture.

Le second axe du débat porte sur la politique monétaire. Comme le FMI, nombre d'économistes soutiennent l'idée qu'il est bon de fixer des règles budgétaires parce qu'ils sont convaincus que la politique monétaire est une arme bien plus efficace de lutte contre les récessions.

Dans une étude portant sur les sorties de récession américaines, deux économistes de Berkeley, Christina et David Romer, ont montré que c'est surtout à la politique monétaire que l'on doit les sorties de crise.

La BCE est-elle prête à assurer ce rôle ? Dans une appréciation plutôt favorable de la politique menée par celle-ci depuis sa création, Patrick Artus et Charles Wyplosz montrent dans un rapport pour le Conseil d'analyse économique que la BCE n'a pas failli : elle n'a pas réagi moins vite que la Fed au ralentissement de conjoncture, et le niveau des taux qu'elle a pratiqués est compatible avec ce qu'on appelle la règle de Taylor, qui pondère également inflation et croissance.

Le problème qui demeure est que la cible choisie, une inflation inférieure à 2 %, est trop basse. Elle tient pour égal le danger d'inflation et de déflation, alors que le second est bien plus grave : c'est aujourd'hui le problème central du Japon, peut-être déjà celui des Etats-Unis.

Il est donc essentiel que la BCE révise elle aussi ses objectifs : non pas inférieur à 2 %, mais autour de 2 %, disons entre 1,5 % et 2,5 %, voire (audace qu'on n'ose plus souhaiter...) entre 1 % et 3 %...

Retrouver le sens d'une politique économique équilibrée n'est donc pas fondamentalement difficile. Cela semble pourtant inaccessible en Europe. Le problème n'est pas tant que le pacte de stabilité ou la politique monétaire soient inutiles ou stupides. Dans le grand ensemble hétérogène qu'est l'Europe, il n'est pas absurde de coordonner les anticipations des agents et les actions des gouvernements par des règles de bonne conduite.

DES CRITÈRES RESSERRÉS

Le problème est que leur conception a été resserrée au cours du temps, et dans les deux cas la cause semble en être davantage de protéger les institutions qui en ont la charge que de viser un juste niveau. Les critères de Maastricht ont été resserrés pour protéger la Commission des dérives budgétaires des Etats, et la BCE a fixé un objectif un cran trop bas, pour mieux marquer sa rigueur.

On revient ici à la thèse de Robert Kagan ou de Jean-Paul Fitoussi sur la différence entre l'Europe et les Etats-Unis : l'Europe se raccroche à des règles non pas seulement parce qu'elles sont bonnes en soi, mais parce qu'elle semble avoir une peur panique à l'idée de devoir s'en passer. Il est temps qu'elle devienne adulte : ce qui signifie débattre des fins et non pas seulement des moyens.

Daniel Cohen pour Le Monde

 

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.11.02